Vœux gracieux à Versailles

Dans le focus de ce mois, nous partageons avec vous trois feuilles qui ont éveillé et retenu notre curiosité. 


Offertes le quinze août des années 1787, 1789 et 1790 à madame Gougenot, femme de chambre de Marie-Antoinette, par un dessinateur admirateur, elles sont pleines de charme et d’humour. Leur auteur, Luc-Vincent Thiery de Sainte-Colombe, dessinateur autodidacte et amateur, précisait souvent près de sa signature, peut-être avec un peu de fausse modestie  « sans avoir jamais appris le dessin ». Amateur, certes, mais au sens littéral de « celui qui aime », Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe fut un dessinateur insatiable qui aima et pratiqua le dessin toute sa vie. Sa première œuvre répertoriée date de 1762 tandis que l’une des dernières est exécutée en 1820, l’année de ses 87 ans et, précise-t-il, « sans lunettes »! 

Peu d’informations sont aujourd’hui immédiatement disponibles sur ce véritable passionné du dessin, dont les feuilles sont pourtant présentes dans différents musées – jusqu’au Metropolitan de New York ! – et sur le marché.  Nous sommes heureux, en vous présentant ces trois œuvres, de vous faire mieux connaître leur auteur à la fois courtois, raffiné et malicieux, ainsi que leur destinataire, madame Gougenot, que l’on croise au gré des biographies de Marie-Antoinette, mais qui n’a pas toujours été correctement identifiée.

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LUC VINCENT THIERY DE SAINTE COLOMBE

Paris 1734 – Soissons 1822

La Fête des Grâces

Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle. Signé et daté en bas à droite L. V. Thiery invenit et fecit anno 1787 et inscrit en grec χαριτος βωμος (autel des grâces). Inscrit sur le montage Dédié et présenté à madame Gougenot le 15 août 1787 jour de sa fête par son très humble et très obéissant serviteur Thiery. Inscrit sur l’écusson Les trois Grâces en personnes/Thalie/ Eglé/ Euphrosine. Au verso, une Description du dessin allégorique présenté à Madame Gougenot le 14 Aoust 1787 veille de sa fête par son très humble et très obéissant serviteur Thiery, avec un long texte explicatif, un petit dessin humoristique et des médaillons contenant les initiales de madame Gougenot.

295 x 418 mm

Les Grâces surprises au bain par l’Amour et l’Hymen. Aglaya la plus aimable d’entre elles fêtée par l’Amour et couronnée par l’Hymen.

Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle. Signé et daté en bas à gauche L. V. Thiery invt. et fecit 1789 et inscrit Dédié et présenté à madame Gougenot le 15 août 1789 jour de sa fête par son très humble et très obéissant serviteur Thiery.

307 x 421 mm

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Offrande aux Grâces

Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle. Signé et daté en bas à droite L. V. Thiery invt et fecit 1790 et inscrit sur le montage Dédié et présenté à madame Gougenot le 15 août 1790 jour de sa fête par son très humble et très obéissant serviteur Thiery. Les sentimens avec les Grâces animent son esprit vainqueur ; les Jeux voltigent sur ses traces ; l‘Amour est dans ses yeux, la vertu dans son cœur.

307 x 430 mm


Rares exemples de la production graphique amateur au XVIIIe siècle, ces trois gouaches signées et datées, dans un état remarquable et encore dans leur encadrement d’origine, furent présentées par Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe à madame Gougenot, à l’occasion de sa fête les 15 août 1787, 1789 et 1790.

Associant des références antiques et anacréontiques à des architectures évoquant les bosquets de Versailles, l’auteur met au point de petites scènes dans lesquelles les Grâces sont célébrées pour leur beauté et leurs charmes, ainsi que par assimilation, la destinataire des dessins. Celle-ci est également honorée par les petits vers aimables inscrits au bas de la feuille. Parfois l’auteur explique son illustration par un texte au dos. Ainsi, l’encadrement de La Fête des Grâces de 1787 était fermé à l’arrière par une feuille contenant des explications, une poésie et de petits dessins, dont la mise en page à la fois raffinée et humoristique en fait un objet tout à fait exceptionnel. Au dos des Offrandes aux Grâces de 1790, l’auteur explique par un texte élogieux qu’il a voulu représenter les environs Orchomène, ville de la Béotie, pour rendre hommage à son inspiratrice.

Artiste amateur comme il se présentait lui-même régulièrement, Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe et son œuvre ont été étudiés par M. Collet dans une notice biographique publiée dans le Bulletin de la Société Archéologique historique et scientifique de Soissons du 5 décembre 1887 (p. 125-136). Malgré cette étude fournie, il n’est plus aujourd’hui très connu et ses notices biographiques sont rarement étayées. Avocat de formation, Thiery de Saint-Colombe entra au ministère de la guerre où il resta de longues années, tout en exerçant à loisir son goût pour l’écriture, le dessin et la gravure. Auteur d’ouvrages de grammaire puis de guides et d’almanachs comme l’Almanach d’un voyageur (1783) et le Guide des amateurs et des étrangers voyageurs étrangers à Paris (1787), dont il réalisa lui-même les illustrations, il fut aussi un dessinateur prolifique, majoritairement de vues de villes, de jardins, de châteaux et de maisons, mais aussi de caprices architecturaux et de décors de théâtre. Sa production s’étale des années 1760 jusqu’au début des années 1820, l’artiste n’oubliant quasiment jamais de signer, dater et commenter ses œuvres. Apparenté par son mariage aux artistes Jean Godefroy et Charles Monet, il bénéficia probablement de leurs encouragements.

Parmi ses œuvres répertoriées, nous pouvons signaler un ensemble de ravissantes vues du jardin anglo-chinois du château de Mortefontaine dédiées à Joseph Bonaparte, « en remerciement des bontés dont Sa Majesté veut bien honorer son gendre et sa famille » et conservé aux Archives nationales. Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe s’y décrit avec modestie comme un simple amateur « n’ayant jamais appris à dessiner » et n’espérant plus progresser étant donné son âge.

L’Institut national d’histoire de l’art (INHA) conserve également deux albums contenant des feuilles de sa main et des œuvres d’autres membres de sa famille, ainsi qu’un Recueil de fontaines, bosquets et fragmens d’architecture de divers auteurs, recueil factice de feuilles d’élévations, de plans et de projets de fontaines rassemblés par l’artiste qui témoigne de son intérêt pour l’architecture.

Le Metropolitan Museum de New York conserve un Caprice architectural dessiné et la même composition gravée, tandis que quatre plaques de gravures seraient au musée de Soissons, selon M. Collet.

Quelques feuilles de sa main passent parfois en vente, pittoresques témoignages des intérieurs et du mode de vie de l’époque, à l’exemple de ses dessins Le Bouquet de famille ou Le jardin de la maison paternelle de M. Paulmier à Nemours. Toutes ces œuvres, à la fois naïves et spirituelles, pleines d’humour et de références cultivées,  témoignent de sa pratique assidue et talentueuse du dessin mais ne forment qu’une petite partie de son œuvre. Beaucoup d’autres restent certainement à découvrir.

« Artiste infatigable », « de caractère paisible », qui « avait pour les dames l’urbanité et la politesse d’autrefois » selon son biographe, Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe aimait aussi les bals comme le montre un autoportrait où il se représente en perruque et culottes courtes « dansant l’entrée de matelot » de M. Feuillet, dans l’un des albums conservés à l’INHA.

Membre de nombreuses sociétés savantes et littéraires, il fréquentait aussi la cour où il put connaître la destinataire de ces œuvres, désignée par son nom, madame Gougenot. Le jour de sa fête étant le 15 août, son prénom est Marie. Il s’agit selon toutes probabilités de madame Gougenot, femme de chambre de Marie-Antoinette que madame Campan décrit comme étant la femme d’un « gentilhomme, propriétaire fort riche, receveur-général des régies, maître d’hôtel du roi, mort victime de la révolution. » (Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre, 1822, publication posthume en 1823, tome 1, p. 295).

Recueil de dessins originaux provenant de la famille de Luc-Vincent Thiéry, INHA

Marie-Madeleine-Xavière de Collignon avait en effet épousé en 1786, en l’église Saint-Roch, Louis-Georges Gougenot, seigneur de Croissy (Mémoires de la société académique d’agriculture, des sciences, arts et belles-lettres du département de l’Aube, 29, t. 92). Celui-ci était le fils de Georges Gougenot de Croissy (1721 – 1784) administrateur de la compagnie des Indes et secrétaire honoraire du roi et de son épouse Marie-Angélique Virany de Varennes (1727 – 1787), tous deux portraiturés par Greuze (Musée Royal de Belgique, 1758, inv. 6553 et New Orleans Museum of Art, 1757, n° 76268). C’est en 1787 que Louis-Georges Gougenot reprend la charge de maître d’hôtel après la démission de son beau-frère Antoine Meslin, époux de sa sœur Angélique (Almanach de la cour de William Ritchey Newton, p. 3101). Fidèle au roi et à la reine jusqu’aux dernières heures de la monarchie, il fut exécuté par le tribunal révolutionnaire en 1794. La Liste générale et très-exacte des noms de tous les conspirateurs, n° III, n° 638, dressée d’après les documents de ce tribunal précise son adresse rue Le Pelletier et indique un âge de 56 ans qui est probablement une erreur de transcription. Étant né en 1758, il ne pouvait avoir que 36 ans. Madame Gougenot, qui est réputée avoir habillé la souveraine la veille de sa fuite à Varennes et qui fut interrogée le 23 juin 1792, survécut longtemps à son époux puisque « elle vit retirée à Paris et dans l’aisance » au moment où madame Campan écrit ses Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre.

Si ces trois hommages graphiques démontrent l’admiration certaine de l’artiste pour leur destinataire, Madame Gougenot n’était pas sa seule muse. Une certaine madame Barbereux eut, elle aussi, droit à un hommage dessiné en 1786 avec La cérémonie au temple de la Gaieté. Par sa pratique plaisante et spontanée du dessin, Luc Vincent Thiery de Sainte-Colombe exprime tout l’art de vivre léger, plein d’esprit et de liberté du XVIIIe siècle, qui permettait la libre expression de la fantaisie et du talent personnel, même à l’avènement de grands bouleversements sociaux. Ces trois dessins sont un rare témoignage du raffinement de la pratique du dessin et de la poésie comme l’un des principaux moyens de distraction, mais aussi d’échange social, dans le quotidien et l’intimité des cercles éduqués de l’époque.