Redécouverte d’un dessin inédit d’Andrea Boscoli


Le focus de ce mois explore le rapport d’Andrea Boscoli aux maîtres de la Renaissance, de la copie d’un motif à son absorption, à l’occasion de la redécouverte d’un petit dessin inédit représentant le prophète Isaïe d’après la fresque de Raphaël à Sant’Agostino in Campo Marzio.

ANDREA BOSCOLI
Florence, vers 1560 – Rome 1608
Le prophète Isaïe, d’après Raphaël
Plume et encre brune, lavis brun
Dessin 172 x 68 mm, feuille 144 x 85 mm

     Andrea Boscoli, peintre florentin maniériste qui fut l’élève de Santi di Tito, exécuta de très nombreuses copies dessinées, d’après les antiques comme d’après les maîtres italiens et nordiques du XIV au XVIe siècle. « S’étant rendu à Rome, il fit des études peu ordinaires à la plume et à l’aquarelle. Il a levé les plans de beaucoup de belles églises, en particulier de celle de Saint Pierre » témoigne Filippo Baldinucci dans ses Notizie de professori del disegno da Cimabue in qua[1]. Dans son catalogue des œuvres de l’artiste[2],  Nadia Bastogi dénombre en effet 152 copies de toutes sortes – soit plus d’un quart du corpus de l’œuvre graphique conservé – qui montrent l’éclectisme des références de l’artiste mais également sa capacité à s’approprier les modèles jusqu’à les absorber dans son propre style. C’est sans doute ce que veut dire Baldinucci quand il poursuit de la sorte « il n’y a pas de statues antiques ou de peintures modernes qui contiennent de belles chaussures (sic), de cimiers, de boucliers et autres semblables accessoires de figures qu’il n’ait dessiné, tant et si bien qu’il exerça sa main à exprimer en dessin ses propres pensées[3] ». En réalité, ces dessins n’ont de copies que le fait de reprendre un motif antérieur ; elles en sont en réalité des réinterprétations.

Fig. 1 Raphaël, Le prophète Isaïe, fresque, église de Sant’Agostino in Campo Marzio, 1512.

Le prophète Isaïe peint en 1512 par Raphaël dans l’église de Sant’Agostino in Campo Marzio de Rome (Fig. 1) semble avoir particulièrement intéressé Andrea Boscoli puisqu’il en a dessiné une autre version, conservée au musée des Beaux-arts d’Orléans (Fig. 2). L’artiste a pu étudier Raphaël lors de son premier voyage à Rome au début des années 1580 mais il a pu aussi s’inspirer de la gravure faite par Hendrik Goltzius d’après Raphaël (Fig. 3) en 1592 (Nadia Bastogi a démontré l’importance des références aux graveurs nordiques dans l’œuvre de Boscoli). Cette dernière hypothèse rendrait alors impossible la datation précise des deux dessins du prophète Isaïe, mais il semble plus logique de les placer dans les années de jeunesse.

Fig. 2 Andrea Boscoli, Le prophète Isaïe, d’après Raphaël, musée des beaux-arts d’Orléans, inv. 1681, album 2.59.

Quoi qu’il en soit, comme à son habitude, ce qu’il en restitue sur le papier est très différent de l’original peint ou de sa version gravée : le prophète à la beauté surhumaine et à la présence majestueuse est devenu sous sa plume, en cette fin d’un seizième siècle angoissé, un être malingre et légèrement dégingandé, à l’expression étrange. La guirlande de fleurs a disparu, les putti soutiennent de leurs corps exagérément allongés un simple cartouche vide. La confrontation des deux versions de Boscoli à l’original confirme l’aptitude de l’artiste à transformer les grandes références au moyen de sa propre esthétique et son écriture graphique si caractéristique. « C’est cette altérité dans la « mêmeté » qui fonde l’originalité de l’art de Boscoli », écrit Éric Pagliano[4], justement à propos de la copie d’Orléans.

Fig. 3 Hendrik Goltzius, Le prophète Isaïe d’après Raphaël, gravure, British Museum, Londres (V, 4.11)

Entre les deux versions dessinées, les différences sont nombreuses ; l’artiste cherche la meilleure façon d’agencer les drapés, de positionner les jambes du prophète, il se questionne sur l’opportunité de couvrir ou non la nudité du putto de droite. Si la copie est d’ordinaire, pour tous les artistes, un moyen de se constituer une iconothèque, Boscoli semble travailler différemment, se projetant déjà dans une réalisation future, même simplement hypothétique, et imprimant au motif ses intentions et inventions propres. L’artiste a réalisé en 1589 l’un des prophètes – aujourd’hui disparu – sur le tambour du dôme de Florence à l’occasion des décors du mariage de Christine de Lorraine et de Ferdinand Ier de Médicis. En 1594, il a encore peint à fresque des prophètes dans les lunettes de l’église des moines de Saint-Matthieu de Pise, œuvres très endommagées. Établir une parenté entre notre dessin et ces réalisations serait pour le moins équilibriste, mais on peut sans aucun doute penser qu’au moment de peindre, Boscoli avait en tête ce prophète deux fois copié, ou plutôt deux fois interprété, donc mûrement réfléchi.  L’essence même du maniérisme finalement, ce que Baldinucci avait déjà compris, lui qui écrivait : « Il dessinait si bien que ses dessins, sans manquer d’une franchise et d’une sûreté de touche extraordinaire, ne paraissaient pas naturels mais copiés avec aisance sur d’autres dessins […] ceci, cependant, leur coûte d’être parfois trouvés quelque peu maniérés[5] ».

Grand voyageur, Andrea Boscoli se déplaçait toujours richement vêtu et un carnet de dessin à la ceinture pour fixer sur le papier tout ce qu’il voyait, mais perçu à travers le filtre d’élégance et de culture qui semble avoir été son principe de vie. En effet, l’artiste qui cultivait « une bonne veine de poésie, un toucher assuré au clavecin et une bonne musique[6] » apparaît presque comme un dandy sous la plume de son biographe : « Il avait toujours l’habitude […] de s’habiller richement et avec de nobles drapés ; et suivant plus le bizarre de ses pensées et le génie pittoresque que le costume universel, il portait des bracelets d’or et de nombreuses et grandes bagues aux doigts avec de belles intailles en cornaline, et dans tout le reste il se conduisait noblement[7] ». Sans doute, la force de cette véritable personnalité qui émerge de la description de Baldinucci explique-t-elle l’homogénéité de son style graphique et pictural, un style très attachant et tout à fait reconnaissable dans sa diversité même, pour le grand bonheur des amateurs de dessins et d’attributions.

[1] Filippo Baldinucci, Notizie de’professori del disegno da Cimabue in qua, (1681 – 1728), éd. Milan, 1811, volume VIII, p. 374: « Portatosi a Roma, fece non ordinari studi a penna e acquerelli. Levò la pianta di molte bellissime chiese, ed in particolare di quella di san Pietro. »

[2] Nadia Bastogi, Andrea Boscoli, Florence, 2008, Edifir Edizioni Firenze, p. 296-312.

[3] Baldinucci, op. cit., p. 374 : « nè vedde antica statua o moderna pittura, ove fossero bei calzari, cimieri, targhe, e simili altri addobbi di figure che egli non disegnasse, onde fecesi tanto pratica la mano in esprimere in disegno i proprio pensieri … »

[4] Dessins italiens du musée des beaux-arts d’Orléans, de Venise à Palerme, Paris, Orléans, 2003, n° 29, p. 58-59.

[5] Baldinucci, op. cit., p. 379 : « Disegnò si bene che i suoi disegni senza mancare di una franchezza e bravura di tocco straordinario non paion fatti al naturale ma copiati a tutto suo agio da altri disegni. […] questo però cagiona in loro il difetto di potersi dire alquanto ammanieratti. »

[6] ibid. p. 380 : « una buona vena di poesia, un sonar sicuro del cembalo e buona musica ».

[7] ibid., p. 380 : « Uso sempre, comme dicemmo, di vestirse riccamente, e di drapi nobili; e seguitando più la bizzaria de’ suoi pensieri e il genio pittoresco che il costumo universale, portava maniglie d’oro, e molti e grandi anella in dito con bellissimi intaglie di corniole, ed in ogni altra cosa trattavasi nobilmente. »