Pauline Carolus-Duran, née Croizette
Saint-Pétersbourg 1839 – Fréjus 1912
Portrait de petite fille au chapeau bleu et gris
Pastel et gouache sur toile.
Signé et daté P. Carolus-Duran/22 mai 1879 en haut à droite.
Numéroté au dos du cadre C 2213.
57,5 x 45,9 cm (22 5/8 x 18 1/16 in.)
Élégant, ce portrait d’une petite fille au chapeau gris et bleu qui nous dévisage avec sérieux est l’occasion de consacrer quelques lignes à son auteur, Pauline Croizette, peintre et pastelliste mariée au célèbre Carolus-Duran (Charles-Auguste-Émile Durant). Immortalisée par son époux dans la Dame aux gants, elle produisit une forte impression lors du Salon de 1869 et captive toujours le public, aujourd’hui, au musée d’Orsay. À la sensualité de sa main nue caressant le gant couleur gris perle et du léger sourire qui flotte sur ses lèvres s’opposent son port altier, l’austérité de sa tenue – un dégradé de noirs soyeux – et sa longue silhouette allurée. Cet équilibre savant est la clé du succès d’un tableau qui suggère le feu sous la glace sans enfreindre les bonnes mœurs. Plus osée était l’étreinte du Baiser (Lille, Musée des Beaux-arts), peint l’année précédente, où l’on voyait Pauline renversée dans les bras de Carolus-Duran et se laissant embrasser langoureusement, rare et moderne exemple de mise en scène par un peintre de sa propre intimité amoureuse. Qui était en réalité celle qui inspira à son époux ce modèle de femme moderne grâce auquel il allait s’imposer comme l’incontestable portraitiste de son temps ?
Petite-fille du librettiste et auteur dramatique français Armand Croizette, Pauline eut une enfance romanesque. Fille de Louise Fortunée Croizette, danseuse française au théâtre Marinsky connue sous le nom de scène de Louise Carbonna, et d’un père « non dénommé » dont la tradition familiale voulait qu’il fût un grand seigneur russe, elle naquit à Saint Pétersbourg, comme sa sœur Sophie. Toutes deux furent élevées en France, au couvent de Grand-Champs à Versailles, où elles côtoyèrent Sarah Bernhardt qui écrit dans ses mémoires : « Sophie était rieuse, et nous aimions surtout aller au musée, où sa sœur Pauline, devenue depuis Mme Carolus-Duran, copiait des tableaux de maîtres. Pauline était aussi calme, aussi froide, que Sophie était bruyante, bavarde et charmante. Elle était belle, Pauline Croizette, mais j’aimais mieux Sophie, galamment jolie[1]». Tandis que Sophie fait carrière dans le théâtre, entre à la Comédie-Française et devient la rivale la plus sérieuse de Sarah Bernhardt, Pauline se consacre à la miniature et au pastel. C’est d’ailleurs lors d’une séance de copie au Louvre, à la fin de l’année 1867 qu’elle rencontre Carolus-Duran revenu depuis peu d’Espagne où il avait étudié les maîtres et particulièrement Velázquez, qu’il admirait avec autant de force que son ami Édouard Manet.
Le coup de foudre semble immédiat puisque l’union a lieu dès le 30 janvier 1868. Ils eurent trois enfants dont deux filles, Marie-Anne et Sabine, puis un fils, Pierre. Carolus-Duran fit également le portrait de sa belle-sœur Sophie, à cheval sur la plage dans Au bord de la mer (Musée des beaux-arts Eugène Leroy de Tourcoing). Les effigies des deux sœurs incarnent déjà le commentaire plus général que fera plusieurs années plus tard Théodore Duret à propos de l’œuvre du peintre : « M. Carolus-Duran nous montre […] un type réel, une femme vivante, la femme de notre temps telle qu’elle a, en toutes choses, une manière à elle d’être et de paraître[2]. »
Artiste elle aussi, Pauline Croizette exposait des miniatures, des peintures sur porcelaine et des pastels au Salon, sous son nom de jeune fille, depuis 1864 ; elle continua jusqu’en 1875 sous son nom de femme mariée, avant de s’éclipser à l’exception d’une brève apparition en 1902. Comme il en était l’usage, elle plaça la carrière de son célèbre époux et l’équilibre de sa famille avant sa propre pratique artistique. Malgré sa désaffection du Salon dans les années 1880 et 1890, elle ne cessa jamais de dessiner puisqu’il existe plusieurs pastels de sa main datant de ces années, comme son Portrait de Marguerite de Saint-Marceaux, conservé au musée municipal de Louviers, daté de 1882, qui offre une image élégante et sobre de cette influente salonnière et grande amatrice de musique.
Le portrait de petite fille que nous présentons témoigne lui aussi d’un beau talent, indéniablement influencé par les œuvres de son mari et à travers celui-ci, plus lointainement, par celles de Manet. Signée et datée de 1879, l’œuvre ne révèle pas l’identité de son modèle. Il serait tentant d’y reconnaître les traits de Marie-Anne, la fille aînée de l’artiste, qui épousa Georges Feydeau. Les grands yeux bruns en amande, les sourcils arqués, la délicate arête du nez rappellent son visage plus mûr dans un portrait peint dix ans plus tard par Carolus-Duran, l’année du mariage de Marie-Anne avec le célèbre auteur de vaudeville. Mais les cheveux un peu trop blonds de l’enfant font obstacle à cette identification, la fille aînée du couple Carolus-Duran semblant avoir été très brune. Sans doute s’agit-il en réalité d’un portrait de commande, réalisé dans le large cercle mondain auquel appartenait le couple.
Pauline Croizette démontre son habileté à traiter avec brio les soies et les dentelles. Est-ce une habitude empruntée à son mari ? En dépit de quelques critiques[3], Carolus-Duran était devenu le portraitiste de toute une société mondaine qui appréciait sans réserve ses tissus bouillonnants et ses couleurs audacieuses. Il est logique que Pauline Croizette se soit aussi essayée à ces effets de matière puisque, comme le remarque Jules Claretie : « il y a du sang artistique dans la famille [···] et c’est ainsi qu’on travaille, côte à côte, dans ce vaste atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs[4] ». Cependant, malgré l’attention portée à la tenue soyeuse et aux rubans gris, cette petite fille est représentée sans afféteries et son regard se porte sur le spectateur avec une gravité finalement très révélatrice du tempérament direct et sérieux de l’artiste. L’excellente maîtrise du pastel, de la science du portrait et des effets d’ombres et de lumière porte à regretter que Pauline Croizette n’ait pas eu l’opportunité de laisser un œuvre plus abondant.
[1] Sarah Bernhardt, Ma double vie, Mémoires de Sarah Bernhardt, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1907, p. 51.
[2] Théodore Duret, « Exposition Carolus Duran » in La Chronique des arts et de la curiosité, n° 20, 1903, p. 163, cité par Annie Scottez-De Wambrechies, « Carolus-Duran, une superbe sensation d’art, Un poème de labeur », in La Tribune de l’art, 23 décembre 2003, note 7.
[3] Georges Lafenestre, L’Art vivant. La peinture et la sculpture aux Salons de 1868 à 1877, Paris, Fishbasher, 1881, tome 1 (1868-1872), 1872, p. 261 : « Dans la manière actuelle de M. Carolus-Duran, les robes étouffent le visage, l’accessoire tue le principal, les commentaires étouffent le texte. »
[4] Jules Claretie, Peintres et sculpteurs contemporains, deuxième série, artistes vivants en 1881, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1884, p. 170-171.