Jean-Honoré Fragonard et l’Abbé de Saint-Non en Italie

Jean-Honoré Fragonard

(Grasse, 1732 – Paris, 1806)

Détails du tableau du Jugement de Salomon de Luca Giordano et de la fresque de Domenico Beccafumi au Palais public de Sienne

Réalisé le 16 ou 17 avril 1761

Pierre noire

125 mm (150 mm avec l’inscription) x 202 mm – 4 15/16 (5 7/8 avec l’inscription) x 7 15/16 in.

Annotation au crayon, en bas à gauche, de l’Abbé de Saint-Non : Luca Giordano à l’Hôtel de ville à Sienne

Provenance :

  • Abbé de Saint-Non[1] : annotation de sa main en bas à gauche, 1761
  • Peut-être partie du lot 179 de la vente anonyme (Chabot et de La Mure), 17 décembre 1787 (vendu à Desmarais) [2].
  •  Paris, galerie Geoffrey Dodge & Cie, 1926

Exposition :

  • 68 dessins de Fragonard souvenirs de son voyage à Rome et à Florence, catalogue d’une exposition, Paris chez Geoffrey Dodge[3] & Cie, introduction écrite par Charles Oulmont, 1926, p. 6, n° 18

Notre dessin, à la pierre noire, de Jean-Honoré Fragonard est une redécouverte récente dont nous ne connaissions aucune reproduction. Il est mentionné uniquement dans un fascicule édité en 1926 à l’occasion d’une exposition consacrée à 68 dessins de l’artiste et n’a, depuis cette date, pas été publié[4]. Bien que ce document ne soit pas illustré, nous pouvons néanmoins le rapprocher du n° 18 de la liste des œuvres exposées : Dessin, d’après Luca Giordano (HOTEL DE VILLE DE SIENNE)[5]. En effet, notre feuille, représentant deux jeunes femmes agenouillées avec un bébé couché sur le sol, reprend la partie centrale du tableau du Jugement de Salomon[6]  (fig. 1) de Luca Giordano (Naples, 1634-1705), œuvre toujours en place au-dessus de la porte de la salle du Consistoire au Palais public de Sienne (fig. 2).

Fig. 1
Fig. 2

                                                             

Né à Grasse en 1732, Jean-Honoré Fragonard arrive à Paris à l’âge de six ans et se forme, dès ses treize ans, auprès de Jean-Siméon Chardin, puis de François Boucher. En 1752, il remporte le Prix de Rome et, après deux années d’enseignement à l’École royale des Élèves protégés, se rend à Rome en qualité de pensionnaire de l’Académie de France. C’est au cours de ce séjour qu’il se lie avec Jean Claude Richard de Saint-Non, le célèbre abbé de Saint-Non[7], rencontré à Tivoli, qui devient son protecteur et lui propose de l’accompagner durant son voyage de retour en France.

Durant ce périple d’avril[8] à septembre 1761, « l’Abbé de Saint-Non souhaitait faire travailler à sa guise Fragonard, lui demander de copier ce dont il lui paraissait intéressant de garder en souvenir : de Ronciglione à Nîmes, en passant par Sienne, Florence, Pise, Venise, Padoue, Vicence, Vérone, Mantoue, Reggio, Modène, Bologne, Parme et Colorno, Plaisance, Gênes et Saint-Rémy de Provence. L’artiste ne fit guère moins de trois cents copies d’après les maîtres les plus célèbres ainsi que quelques sites illustres. Le voyage devait durer 5 mois[9]. »

C’est lors d’une escale à Sienne que Fragonard réalise notre dessin. L’Abbé de Saint-Non mentionne, dans son Journal de voyage, une étape dans cette ville toscane les 16 et 17 avril en faisant part de ses impressions et des lieux remarquables à ne pas manquer dont, en particulier, le Palais public : «  … l’on ne doit point non plus oublier de voir, dans la principale salle de l’Hôtel de Ville, plusieurs tableaux de différents maîtres, et entr’autres un Jugement de Salomon par Luca Giordano, qui est d’une couleur admirable[10]. »

Nous connaissons deux autres dessins de Fragonard (Détail de L’immaculée Conception d’après Carlo Maratta[11] au British Museum et Détail de la Piscine probatique d’après Sebastiano Conca et de la Mort de saint Thomas de Villeneuve d’après Raffaelo Vanni[12] au Norton Sumon Museum) réalisés à Sienne d’après des œuvres également mentionnées dans les écrits[13] de Saint-Non. 

Au cours de son séjour en Italie, Fragonard copie plus d’une quinzaine d’œuvres de l’artiste napolitain, tout d’abord, à Naples, en 1760, et durant son voyage de retour en France avec l’Abbé de Saint-Non. Il réalise notamment huit dessins[14] d’après les fresques du Palais Medici-Riccardi à Florence (deux exemples : fig. 3, Allégorie de la Tempérance et Mort d’Adonis, Londres, British Museum inv. 1936,0509.30 et fig. 4 Jupiter et trois nymphes, Londres, British Museum inv. 1936,0509.32). Comme le précise Pierre Rosenberg : « Nul doute que le génie inventif du « fa presto » (nom donné à Luca Giordano), la liberté de sa facture, son goût pour l’improvisation eurent pour Fragonard une grande importance. Il l’avait déjà admiré à Naples et le copiera également à Venise, Padoue, Vicence et Gênes[15] ».

Fig. 3
Fig. 4

Fragonard choisit d’illustrer la partie centrale de la composition de Luca Giordano, Le Jugement de Salomon dont le sujet s’inspire d’une histoire tirée du Premier Livre des Rois (3, 16-28) de l’Ancien Testament. Salomon, roi d’Israël, doit juger une affaire dans laquelle deux femmes se disputent un nouveau-né en prétendant toutes deux être sa mère. Pour trancher le litige, il ordonne à un de ses soldats de couper l’enfant en deux et d’en donner la moitié à chacune d’elles. Afin de sauver la vie de son enfant, la vraie mère est prête à renoncer à lui, révélant ainsi spontanément sa maternité.

Sur la partie droite de notre feuille, Fragonard a esquissé une petite silhouette que nous proposons de relier à une figure d’ange peinte par Domenico Beccafumi (Valdibiena, vers 1486 – Sienne, 1551) située sur le plafond[16] de la salle du Consistoire du Palais public de Sienne (même endroit que le tableau de Luca Giordano). Placé dans un petit écoinçon (fig. 5 et 6), en bas à droite, de la fresque de La réconciliation entre Marco Emilio Lepido e Fulvio Flacco pour amour de la patrie, il pourrait s’agir, selon Mariana Jenkins, d’une personnification de l’espoir[17].

Fig. 5
Fig. 6

Comme le souligne Charles Oulmont dans l’introduction au catalogue des 68 dessins de Fragonard : « Une copie de maître d’après un maître a (…) une importance double : d’abord elle souligne mieux, plus fortement en tous cas, les caractéristiques de chacun des deux peintres, elle dégage leur génie particulier, le met en pleine lumière ; ensuite, cette copie n’est pas seulement une copie, quelque chose comme un travail scolaire, mais une création. Le copiste recrée à sa manière, selon son propre tempérament, la toile, la sculpture, le dessin, qu’il a devant les yeux : il demeure soi-même en face d’autrui[18]. » La plupart des dessins de Fragonard, d’après des maitres anciens, ne sont pas des copies serviles mais plutôt une sélection subjective de motifs, de groupes de personnages ou de détails ayant frappé l’imagination de l’artiste et jugés intéressants pour de futures œuvres[19].

Notre dessin est un parfait exemple de cette manifestation de l’intelligence du regard de ce jeune artiste qui, lors d’un bref passage au Palais public de Sienne, choisit de juxtaposer un détail du tableau de Luca Giordano accroché au-dessus de la porte de la salle du Consistoire et une allégorie d’un écoinçon du plafond peint de Domenico Beccafumi. Ce rapprochement n’est sans doute pas fortuit. Fragonard choisit de focaliser son attention sur les deux femmes agenouillées auprès de l’enfant mort. S’éloignant du sujet biblique, il concentre son étude sur leur attitude et leur gestuelle :  les bras tendus vers l’avant de la première, vue de dos, et la tête relevée de la seconde. Comme pour accentuer son choix et son message intrinsèque, l’artiste a peut-être  esquissé intentionnellement  la figure d’ange à côté de ce groupe pour symboliser l’espoir manifesté par la vraie mère implorante, celle qui tend les bras vers l’usurpatrice, lui signifiant son renoncement à réclamer l’enfant vivant afin de tenter de le sauver.


[1] La majeure partie des dessins de Fragonard, exécutés d’après les grands maîtres entre mai 1760 et septembre 1761, firent partie de la collection de l’Abbé de Saint-Non ou passèrent par son « atelier » car annotés de sa main. Cf. A. Ananoff, L’œuvre dessiné de Fragonard, catalogue raisonné, 3 vol., 1968, Paris, vol. 1, p. 165.

[2] Un lot de 440 dessins d’après les maîtres, vendu à Desmarais : « N° 179. Une collection de quatre cent quarante dessins exécutés par M. Fragonard dans un de ses voyages d’Italie, tant à Rome qu’à Gênes, Naples, Venise, Bologne, Florence, Sienne et autres villes célèbres ». Cf. A. Ananoff, op. cit., vol. 1, p. 166.

[3] L’Américain Geoffrey Dodge (1887-1941) s’installe à Paris durant la Première guerre mondiale travaillant pour des organisations caritatives. Il ouvre, après la guerre, une galerie d’art et d’antiquités, rue Bayard puis s’installe Place Vendôme.

[4] Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée, Panopticon Italiano. Un diario di viaggio ritrovato 1759-1761, rééd. 2000. Dans une petite note de cet ouvrage, il est mentionné qu’« un dessin de Fragonard d’après un tableau de Luca Giordano, appartenant au Palais Public de Sienne, a été exposé à Paris en 1926 (n. 18 du catalogue) mais n’a pas été retrouvé ».

[5] 68 dessins de Fragonard souvenirs de son voyage à Rome et à Florence, catalogue d’une exposition, Paris chez Geoffrey Dodge & Cie, introduction écrite par Charles Oulmont, 1926, n° 18, p. 6.

[6] Oreste Ferrari et Giuseppe Scavizzi, Luca Giordano, Napoli, Electa, 3 vol., 1966, t. II, p. 97 ; t. III, fig. 230.

[7] Jean-Claude Richard de Saint-Non est graveur, dessinateur et amateur d’art français. Destiné à entrer dans les ordres et la magistrature, il exerce pendant quelques années et vend sa charge pour effectuer le voyage en Italie où il rencontre Hubert Robert et Jean-Honoré Fragonard dont il deviendra le protecteur et principal mécène. Il entreprend notamment de publier Voyage pittoresque de Naples et Sicile (1781-1786) illustrées d’après les dessins des meilleurs artistes de son temps et ses propres créations.

[8] Lettres du Père Paciaudi au Comte de Caylus, chez Henri Tardieu, Paris 1802, p. 228 : Lettre du 14 avril 1761 de Rome mentionnant « L’Abbé de Saint-Non va partir dans le moment pour Florence. Il emmène avec lui le peintre Fragonard… »

[9] Pierre Rosenberg, Fragonard, catalogue d’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 24 septembre 1987 – 4 janvier 1988, paris, RMN, p. 118-119.

[10] Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée, op. cit., p. 163-167.

[11] Londres, British Museum, inv. 1936,0509.3.

[12] Pasadena, Norton Simon Museum, inv. F.1970.03.028a-b.D

[13] « Les Augustins, Franciscains et Dominiquains ont des Eglises immenses, dans lesquelles il y a plusieurs tableaux de Wanni, du Calabrese, du Carle Marate et de Cirofere, qui méritent attention ». Pierre Rosenberg et Barbara Brejon de Lavergnée, op. cit., p. 163-164.

[14] Sept dessins sont conservés au British Museum de Londres (Inv. 1936,0509.28, 1936,0509.29, 1936,0509.30, 1936,0509.31, 1936,0509.32, 1936,0509.33, 1936,0509.34) et un autre au Norton Simon de Pasadena (Inv. F.1970.03.034.D)

[15] Pierre Rosenberg, op. cit., p. 131.

[16] Domenico Beccafumi peint à fresque le plafond et les pourtours de la voûte de la salle du Consistoire entre 1529 et 1535.  Les huit représentations narratives, distribuées en frise où alternent des compartiments de deux formats différents, rectangulaires et octogonaux, sont tirées de l’histoire antique dont la valeur exemplaire contribue à l’élaboration d’un véritable discours politique. Vingt-quatre petites figures, toutes anonymes, apparaissent dans les écoinçons des panneaux de format demi-circulaire placés dans les angles, ainsi que dans les compartiments de format octogonal situés au centre des parois longues. Si ces dernières peuvent être considérées comme les compléments ornementaux du décor peint, elles constituent, plus essentiellement, les emblèmes des vertus auxquelles elles sont associées. Cette œuvre est très bien détaillée dans le site internet de la province de Sienne.

[17] Mariana Jenkins,  “The Iconography of the Hall of the Consistory in the Palazzo Pubblico, Siena”, The Art Bulletin, vol. 54, n° 4 (déc. 1972), p. 430-451.

[18] 68 dessins de Fragonard… op. cit, p. 1-2.

[19] Perrin Stein, Fragonard Drawing triumphant, Works from New York Collections, The Metropolitan Museum of Art, 2017, p. 51  :  « They are, for the most part, excerpts, an artist’s subjective selections of the figures, figural groups, and details that he finds striking or charming or that he thinks could be useful as models for later works”.