De l’estuaire de la Gironde aux dolmens de Saint-Nazaire, les beaux jours de Stanislas Gorin.
Stanislas Gorin
Argent-sur-Sauldre, 1824 – La Brède, 1874
« Mes beaux jours », un album de 53 dessins
Encre et aquarelle.
Reliure : 260 x 340 mm ; feuille : 253 x 325 mm.
Véritable objet du quotidien d’un artiste, ce carnet qui contient 53 dessins permet de rentrer dans l’intimité de son auteur et de le suivre à travers ses pérégrinations, principalement autour de Bordeaux, mais pas seulement. Aujourd’hui méconnu, le peintre et lithographe Stanislas Gorin fut l’élève d’Antoine Désiré Héroult à Bordeaux et d’Eugène Isabey, deux maîtres dont il garda le goût de l’aquarelle romantique et des vues pittoresques. Il exposa plusieurs fois au Salon de Paris entre 1846 et 1861. Élu à l’Académie de Bordeaux en 1850, il connut également un certain succès lors des différentes expositions de cette ville. Dès le début de sa carrière, Stanislas Gorin fut soutenu par la famille Montesquieu, dont il était proche depuis l’enfance et pour laquelle il réalisa des vues du château de La Brède ainsi que des scènes de chasses à courre. Selon la notice que lui consacra Édouard Féret en 1889, c’est peut-être avec le baron de Montesquieu qu’il fit un long voyage en Espagne lors duquel il rassembla le matériel pour écrire un travail intitulé Richesses artistiques des musées et des grandes galeries de l’Espagne, ouvrage qui ne semble plus référencé aujourd’hui. Plus tard, un long séjour en Angleterre lui permit de rencontrer plusieurs aquarellistes de renom. Il passa la dernière partie de sa vie à La Brède[1].
Le musée de Bordeaux conserve de sa main une grande huile sur toile représentant L’Embarquement d’Abd-El-Kader à Bordeaux et son esquisse, toutes deux datées de 1850, ainsi qu’un album d’aquarelles comparable au nôtre. Des aquarelles de son voyage en Espagne sont également au Musée Condé à Chantilly. S’il est aujourd’hui mal connu, Stanislas Gorin apparaît systématiquement dans les biographies d’Odilon Redon dont il fut le premier maître à Bordeaux. L’artiste symboliste, maître du pastel et du fusain, exprima de nombreuses fois sa reconnaissance à l’égard de ce grand pédagogue à la fois rigoureux et encourageant. Son témoignage permet de pallier le manque d’éléments biographiques par des informations sur le tempérament sensible de cet aquarelliste de talent. « Son premier mot – je m’en souviendrai toujours – fut de m’aviser que j’étais moi-même et de ne me permettre jamais de donner un seul trait de crayon sans que ma sensibilité et ma raison ne fussent présentes[2] » rapporte Redon.
C’est lui encore qui incite Redon à regarder les œuvres des artistes du XIXe siècle, Millet, Corot, Delacroix, Moreau à l’occasion des expositions de la Société des Amis des Arts à Bordeaux. « Mon professeur me parlait devant elles en poète qu’il était, et ma ferveur en redoublait. Je dois à mon enseignement libre beaucoup des premières poussées de mon esprit, les meilleures sans doute, les plus fraîches, les plus décisives…[3] » Les premières œuvres de Redon sont naturellement très inspirées par celles de Gorin. Le Louvre conserve d’ailleurs une aquarelle de 1857 copiée par le jeune élève d’après un modèle de son maître, comme en atteste l’inscription.
Le frontispice plein d’humour de cet album porte le titre, Mes beaux jours, la signature de l’artiste et la date de 1847 (p.4). C’est encore tôt dans la carrière de l’artiste et il s’est représenté sur cette première page en artiste voyageur, sac sur le dos, suivant un chemin rocheux, s’arrêtant pour dessiner, saluant de son chapeau et, enfin, atteignant triomphalement des sommets. On le suit dans les méandres de ses voyages mais aussi de ses pensées, cheminements matérialisés par d’éclatantes aquarelles, des lavis gris ou des dessins d’inspiration presque hollandaise, hachurés à la plume et encre brune. De la Dordogne à la Bretagne, il dessine de nombreuses vues, souvent d’après nature, comme les études des embarcations sur la Dordogne et la Garonne, la vue du bec d’Ambès dans l’estuaire de la Gironde (p.24), ou de villes des alentours comme Lormont (p.20) et Blaye (p.26 et 32) ou des destinations plus éloignées, Angers (p.96), Saint-Cloud (p.98), Clisson (p.94). Il représente beaucoup La Brède, le village où il passa une bonne partie de sa vie et d’où était originaire la famille Montesquieu (p.16, 18, 52). Il couche aussi dans cet album le croquis d’une scène religieuse, Lamentation au pied de la croix (p.12), des études fantaisistes et imaginaires, comme la Rêverie (p.22), des images romantiques, comme celles d’ un couple s’installant sur une barque (p.46) et d’une jeune femme sur une barque au milieu des roseaux (p.56), quelques scènes villageoises comme la sortie de la messe à Gujan dans le bassin d’Arcachon (p.54), la fête de la Rosière à La Brède (p.68), les huttes des pêcheurs du bassin d’Arcachon (p.76) ou encore leurs maisons faites de barques dressées sur le sol et consolidées de planches de bois (p.78).
Son sujet de prédilection à cette époque semble définitivement être la représentation de l’eau, mer, fleuve ou rivière ; il représente avec un plaisir non dissimulé les navires aux grandes voiles, la navigation fluviale et maritime, les effets de lumière sur l’eau et dans le ciel, le vent dans les voiles. Les goélands attirent également son attention dans une page d’étude pleine de poésie où il les capture dans différentes attitudes (p.28). Il ajoute à sa signature le motif d’une ancre sur le S de son prénom. On le suit au fil des saisons, des bords de fleuves enneigés en février (p.38) aux soirées lumineuses des étés campagnards, sur le bord des étangs. On s’aperçoit d’ailleurs qu’il n’a pas utilisé son album du début à la fin, mais plutôt de façon aléatoire puisqu’une vue des dolmens de Saint Nazaire, en Bretagne, côtoie sur la même page une vue de Lormont en Gironde (p.86). Il affectionne d’ailleurs cette mise en page qui superpose deux compositions panoramiques sur la même page, souvent sur le même thème, comme les deux vues de landes (p.36) ou les deux vues de marine (p.26). De temps en temps cependant, les correspondances semblent inconscientes ; il en est ainsi de la sortie de la messe à Guyon, une aquarelle colorée qui montre une véritable procession de gens dans la rue, tandis qu’en dessous s’étire, esquissée au crayon, la longue et vide allée ombreuse d’un parc, une représentation étant presque l’inverse de l’autre en quelque sorte (p.54).
On ressent tout au long des pages un tempérament rêveur, fantasque, une envie d’ailleurs que cristallise peut-être son attirance pour les bateaux ; La soirée chez un ami (p.70), qui représente un homme assis le soir sur une terrasse au milieu d’une végétation envahissante prend des airs de soirées flibustières dans des îles exotiques, tandis que le détail du petit chien qui regarde le coucher du soleil au seuil de la porte (p.72) ou celui du cavalier et de sa monture qui contemplent la mer dans un même frémissement (p.74) transmettent au spectateur son désir de lointain.
Souvent le sentiment de la nature, du grand air, de la lumière vive est rendu avec une magnifique sensibilité ; ici, une mouette effleure l’eau et sous l’effet d’un coup de vent, les grands arbres se courbent et les voiles se gonflent ; là, un oiseau pique vers le sol pour attraper sa proie tandis qu’un troupeau se rassemble avant l’orage.
On le voit aussi qui progresse au cours de l’année par cette pratique assidue et passionnée du dessin et de l’aquarelle. Les quelques œuvres de 1848 que comprend l’album en sont la preuve : le synthétisme et l’économie de moyens employés dans la petite vue d’un bateau sur la plage (p. 102), rapidement saisie à contre-jour dans une douce lumière estivale, font preuve d’une maîtrise totale et aboutie de l’aquarelle, ainsi que d’une sensibilité remarquable.
Cet album présente un véritable intérêt documentaire. Il apporte d’importants éléments non seulement sur la biographie de l’artiste, mais encore sur la topographie, l’architecture, le mode de vie dans les années 1847 et 1848 des lieux représentés. Outre cela, et c’est sans doute le plus important, la spontanéité, la vivacité et la poésie des études qu’il contient rendent l’artiste très attachant et expliquent l’admiration de Redon envers celui qui peut sembler, à première vue, un artiste conventionnel et de peu d’intérêt, mais que lui, qui le connaissait intimement, considérait comme « un aquarelliste distingué et très artiste »[4]. Une opinion que l’on ne peut manquer de partager après avoir feuilleté cet album.
[1] Édouard Féret, Personnalités et notables girondins de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, Bordeaux, 1889, p. 287.
[2] Dirk Van Gelder, Rodolphe Bresin et Odilon Redon. Réflexions sur les rapports d’amitié entre le maître et l’élève,1966, p. 265.
[3] Ibid, p. 266.
[4] Ibid., p. 265.